Très long CR
Une semaine entière s’est écoulée depuis la course, et j’ai donc eu le temps de digérer cette première expérience de l’ultra. Je veux à présent raconter la course en détail, mais en me fiant uniquement à mes souvenirs : je n’ai pas encore dépouillé les données (distance, temps, allure et fréquence cardiaque) de ma montre Garmin, donc il se peut que mon interprétation des étapes de la course soit erronée. Je reviendrai plus tard dans un billet séparé sur l’analyse des chiffres de la course.
J’ai décidé tout à fait à l’improviste de m’inscrire aux 100 km de Steenwerck vers le 20 mai, soit moins de deux semaines avant la course. Après un marathon de printemps raté pour cause de surentrainement, j’avais besoin de me changer les idées tout en gardant intact mon intérêt pour la CaP. Je me suis contraint à une coupure complète de 16 jours après le marathon de Paris jusqu’au 26 avril. J’ai couru, sans prépa spécifique, un semi le 8 mai, sans trop forcer, pour me convaincre que j’étais dans de bonne dispositions pour une ou des performances, mais lesquelles ? Steenwerck tombait à pic. D’un point de vue logistique, c’était idéal pour moi : 1h20 d’Eurostar jusqu’à Lille, puis 20 minutes en train régional. Le déroulement de la course du soir me permet de revenir, en principe, assez tôt à la maison. Le plus difficile, en fait, a été de convaincre ma femme qu’il n’était pas déraisonnable de courir 100 km.
Bref, je me suis présenté sur la ligne de départ de la course du soir à Steenwerck parfaitement informé, mais absolument pas préparé. A défaut d’entrainement adéquat, j’espérais bénéficier des restes de la prépa marathon de printemps.
En lisant le blog de JP75018, je me suis convaincu que l’application de la méthode Cyrano pouvait notablement augmenter mes chances de finir l’épreuve en relativement bon état. Après plusieurs essais limités à des sorties de 1h15, je me suis fixé sur une alternance de neuf minutes de course suivies d’une minute de marche active, mais relaxante. J’avais programmé ma montre Garmin pour qu’elle m’indique clairement par un signal sonore les transitions successives entre marche et course. En termes d’objectif de temps, et bien que ce ne soit pas une priorité, je m’étais fixé un temps final de 10 heures tout rond. J’ai révisé ce temps à 9h45, soit une allure moyenne de 5:52 au kilomètre, afin de me laisser un peu de marge pour le temps passé aux ravitaillements. A Steenwerck, le parcours est constitué d’une boucle initiale de 4.3 km puis de 5 boucles identiques de 19.14 km. Chaque boucle compte six ravitaillements, ce qui fait un total de 29 ravitaillements sur l’intégralité de la course, si on exclut le ravitaillement situé juste après l’arrivée. Comme la majorité des concurrents, je courais sans accompagnateur à vélo.
Je suis descendu du train en gare de Steenwerck en même temps que d’autres concurrents pour la course du soir, en particulier Alain G., V3 vainqueur à plusieurs reprises ici et cent-bornard accompli, et Stéphane M., qui compte près de 190 cent-bornes à son actif. Il y avait aussi une coureuse originaire de la Réunion, assez expérimentée en ultra, avec tout de même neuf participations au Grand Raid. Elle venait pour la course du matin, dont le temps limite est seulement de 13 heures. J’ai appris plus tard qu’elle avait été arrêtée au km 93, après 12h33 de course, n’ayant pas le temps matériel de terminer dans les 13 heures.
Une voiture de l’organisation est gracieusement venue nous chercher à la gare. Dans la salle des sports, j’engage la conversation avec Alain G. et Stéphane M. Ils ont tous les deux l’intention de participer aux 100 km de Vendée, à Chavagnes-en-Paillers, le samedi suivant, donc après seulement deux jours de récupération. Ils sont coutumiers de l’enchainement d’épreuves rapprochées. Alain me dit que Stéphane a même couru les deux épreuves de 100 km de Steenwerck une année : il a terminé l’épreuve du soir en moins de 11 heures, puis s’est aligné, peut-être quinze minutes plus tard, sur l’épreuve du matin, dont le départ est donné à six heures. Ces exploits me renvoient à mon manque de sérieux dans ma préparation. On me demande mes références sur marathon, mon objectif sur ce premier cent-bornes. J’annonce un objectif autour de 10 heures, mais surtout une gestion prudente de l’allure grâce à la méthode Cyrano afin d’augmenter mes chances de terminer.
Avec deux heures à tuer avant le départ à 19 heures, je n’ai pas fait grand-chose sinon prendre tout mon temps pour me préparer dans les vestiaires de la salle des sports de Steenwerck. Mes plus grandes inquiétudes se concentrent sur mes pieds : dans la mesure où je n’ai jamais d’ampoules, y compris sur marathon, j’étais bien incapable de deviner quelles parties de mes pieds je devais protéger en priorité. J’ai collé quelques sparadraps un peut au hasard. En revanche, je me suis dispensé de me badigeonner de la fameuse crème Nok, dont les vertus sont bien connues des coureurs de (très) longues distances. Je me suis dit que je saurais bien gérer les ampoules au moment où elles se manifesteraient pendant la course. Pour ce qui est de l’alimentation et de la boisson, j’avais décidé de faire confiance aux organisateurs et de ne sauter aucun ravitaillement. Avec six ravitaillements par boucle de 19.14 km, on se retrouve avec une distance moyenne de 3.2 km entre deux ravitos consécutifs, bien que la répartition réelle des tables soit moins régulière, soit environ 19 ou 20 minutes entre deux ravitos. Ce sera ma première expérience de course de nuit dans une zone non éclairée. J’ai acheté une lampe frontale la veille, et je ne l’ai jamais essayée avant le départ. Je ne me suis pas posé de questions sur le facteur psychologique que représente la nuit dans la gestion de la course, surtout sur une durée aussi longue. On verra bien.
Juste avant le départ, chaque coureur du 100km du soir dépose dans l’urne postée au km 0 son ticket qui prouve qu’il a bien pris le départ de l’épreuve. On compte environ 440 partants sur le cent-bornes, et 220 coureurs qui n’accompliront qu’un tour, soit 23 km.
Km 0 : Le coup de feu du départ est donné à 19 heures pétantes. Je déclenche mon Garmin mais également un autre chronomètre que je porte à mon autre poignet, au cas où la batterie du Garmin me lâche avant la fin de la course. Je pars très doucement et me retrouve rapidement en queue de peloton. Je respecte dès le départ les portions marchées, même si je suis bien le seul à ne pas courir de manière continue.
Km 4 : Le public est très nombreux dans le village et sur le bord des routes quand on quitte les dernières maisons. Le temps est magnifique et très doux. Le premier tour va permettre de se familiariser avec la topographie des lieux : surface du parcours (du bitume en quasi-totalité avec des passages moins lisses), dénivelé (il faut gravir deux montées de ponts de chemin de fer), emplacement des ravitaillements, points cardinaux (très important pour moi), paysage à l’entour.
Km 6 : je perçois un échauffement sous mon talon gauche. Si ca commence comme ca, je ne vais pas aller loin. Il faut dire que je porte des chaussures neuves, de mon modèle et de ma taille habituels, mais des chaussures neuves quand même. Une erreur de débutant, commise en totale connaissance de cause. Je commence à regretter ce qu’il faut bien appeler ma désinvolture. On aborde le premier pont de chemin de fer : une pente douce qui se prolonge sur deux cents mètres. Je la monte en courant.
Km 8.33 : le premier pointage, à la Croix du Bac, et le premier ravito. 48 minutes de course, soit une allure moyenne de 5:52, pile ce que j’avais prévu. C’est fou le nombre de coureurs devant moi. Comme il faut effectuer un aller retour d’un kilomètre pour passer par la Croix du Bac, j’ai tout le loisir d’observer le peloton qui me précède. Je bois un verre de coca, et je chope trois Petits Beurres au passage, que je croque sur un ou deux kilomètres. J’en mangerai presque 50 jusqu’à mi-course.
Km 17 : deuxième pointage. L’échauffement sous mon talon gauche se calme nettement à la faveur des sections de marche, à tel point que la douleur disparait petit à petit. J’ai tout de même décidé de changer de chaussures à la fin de la première boucle, au passage à la salle de sport. L’allure moyenne se maintient à 5:52. Excellent, mais pour combien de temps ? Mes tendons d’Achille m’inquiètent : je sais qu’ils sont mon point faible, du point de vue mécanique, et j’ai commis l’erreur de jouer au foot avec les enfants deux jours avant la course. J’ai bien senti que mes tendons se rebellaient contre la violence de cet effort inhabituel. Pourtant, je suis décidé à ignorer la douleur aussi longtemps que possible. Je sais par expérience que la douleur se déclare essentiellement après le passage de la ligne d’arrivée, ou du moins tant que la course se poursuit. Il faudra donc continuer à courir. La marche soulage et apaise.
Km 20 : le deuxième pont de chemin de fer se présente, et la montée est carrément raide. Je décide de l’aborder en marchant dès le début de la côte. Il me faudra la passer cinq fois en tout. Il me faut deux minutes pleines de marche pour parvenir au sommet et commencer à dérouler vers le dernier ravito de la boucle. En ce début de course, et alors que je suis encore dans des distance pour lesquelles je sais interpréter les réactions de mon corps et mes sensations, je n’ai qu’un unique souci en tête : m’économiser, et m’économiser d’autant plus que les sensations ne sont pas très positives. Les pertes de temps ne sont pas si importantes en fin de compte, si le prix en est de pouvoir terminer.
Km 23.44 : arrivée à la salle des sports, dans le centre de Steenwerck, et troisième pointage qui marque la fin du premier tour, en 2h15 si mes souvenirs sont bons, soit une allure moyenne de 5:52 à la montre Garmin. Je ne suis pas en super forme. En fait, j’ai mal un peu partout au corps, après seulement avoir parcouru moins du quart de la distance totale. C’est même alarmant, puisque mes sensations aujourd’hui sont nettement moins bonnes que sur marathon, pour la même distance courue, soit un peu plus qu’un semi. C’est une sensation très inhabituelle, qui ne présage que des difficultés. Je me rends vite fait à la consigne pour changer de chaussures et récupérer ma frontale et une veste de course en prévision de la tombée de la nuit, à laquelle succédera l’obscurité totale après exactement 3h35 de course. Ma montre m’indique une perte de temps de 2 minutes 30 pour ce passage au vestiaire, soit un recul de l’allure moyenne de 5:52 à 5:58. Les 10 heures sont encore jouables à ce moment, mais je sais bien qu’il m’est difficile de prévoir le déroulement et donc la fin de la course. Tout est très aléatoire et rend même cette obsession du chrono ridicule, puisque 30 kilomètres plus tard, j’aurai cessé depuis longtemps de vérifier l’allure moyenne. Un motif de satisfaction toutefois : je continue de respecter scrupuleusement l’alternance entre course et marche aux moments indiqués. Lorsqu’une portion de marche correspond à un arrêt au ravitaillement, la perte de temps au ravito devient moindre. Je repars tout seul. Tous les coureurs du premier tour du soir se sont arrêtés, et ne restent que les concurrents sur la distance totale. Le peloton est bien clairsemé à présent, et les positions des coureurs sont relativement stables, du moins jusqu’aux premières défaillances, vers le soixantième kilomètre d’après mes anticipations. On dépasse des marcheurs de temps en temps. Ils termineront les 100 kilomètres dans des temps juste inférieurs aux 24 heures.
Km 25 : je suis au début du deuxième tour. Dans la montée du premier pont de chemin de fer, je suis rattrapé par deux gars accompagnés de deux cyclistes qui prennent des photos. La conversation va bon train, leur allure est supérieure à la mienne, et ils ne ralentissent même pas dans la montée. Je leur signale qu’à mon avis ils vont trop vite. Ils me répondent qu’ils se sont entrainés « sans regarder les temps », et que leur unique objectif est de terminer. Je décide de les laisser partir. Je ne les reverrai pas, et j’ignore même s’ils ont terminé la course. Je n’ai pas pu lire leurs numéros de dossard.
Km 27 : ravito de la Croix du Bac. Les sensations s’affinent, et je commence à accélérer mon allure sur les portions courues. J’ai en tête l’objectif saugrenu de rattraper le temps perdu à la salle des sports pendant que je changeais de chaussures. J’ai encore cette obsession du chrono héritée de la pratique du marathon. Mais elle va bien vite disparaitre après la mi-course. A chaque table de ravitaillement, depuis le début de la course, je bois un verre de coca, et un verre de coca ou de glucose. Je mange trois Petits Beurres.
Km 35 : l’obscurité totale succède à un magnifique coucher de soleil. J’allume ma frontale. Mises à part les douleurs dans tout le corps, et des tendons fragiles, je suis dans une période « euphorique » de la course, que j’interprète très simplement : j’approche de fin de la deuxième boucle, qui correspond à 42.58 km, soit le passage au marathon et l’entrée dans l’inconnu, c'est-à-dire dans l’ultra. Le passage par la salle des sports marquera ce saut dans l’inconnu. C’est à ce moment que la course débutera vraiment pour moi : il me faudra rester à l’écoute de mes sensations, si tant est qu’elles sont encore le reflet de mon état physiologique. L’examen des temps de passage des premiers de la course du soir lors des éditions des années précédentes m’a montré une tendance à une baisse de régime quelquefois spectaculaire et probablement pas maitrisée vers le soixantième kilomètre. Je m’attends à des difficultés semblables. Il me faut donc rester extrêmement prudent.
Km 42.58 : arrivée à la salle des sports et fin de la deuxième boucle, en 4h16. Je passe donc au marathon en environ 4h13. C’est un peu plus lent que prévu, mais ma gestion de l’effort me convient pour le moment. Dans l’hypothèse (audacieuse) selon laquelle je suis capable de conserver la même allure moyenne, je passerai au double marathon en 8h30 environ, à l’avant dernier pointage à la Croix du Bac, au km 84.9. A ce moment, une allure de 9 km/h sur les 15 derniers km me permettrait peut-être de finir en 10h10-10h15. Tu parles…
Km 46.78 : je suis dans le troisième tour, le tour décisif selon moi. Je pointe à la Croix du Bac en 4h43. Je me souviens bien de ce temps à ma montre. Il me confirme que je suis passé dans l’ultra. Je mets ma veste sur mon T-shirt technique. La température reste agréable, mais l’humidité commence à se faire sentir. Pas besoin de gants, de toute manière je les ai oubliés à mon passage au vestiaire à la fin du premier tour.
Km 55 : dernier pointage du troisième tour. Tous mes efforts tendent vers le bouclage de ce tour, soit une marque de 61km qui scellera mon entrée dans l’ultra. Mes tendons se rappellent à mes bons souvenirs. Je soupçonne également la formation de grosses ampoules sur la face antérieure de mes deux pieds. J’Une sensation poisseuse s’invite dans la chaussure droite : une belle ampoule a probablement éclaté, mais aucune douleur ne me gêne. On verra les dégâts à l’arrivée. J’ai cessé d’absorber du solide car j’ai la nette impression que je commence à ressentir des nausées.
Km 58 : à ma grande surprise, je rattrape Stéphane M. Il me dit qu’il n’est pas motivé aujourd’hui, et qu’il serait satisfait avec une marque légèrement en dessous de 11 heures. Nous courons environ vingt minutes ensemble. Je le quitte dans la grand-rue de Steenwerck, alors qu’il va saluer Henri Girault, le recordman du nombre de 100 km, avec plus de 600 cent-bornes à son compteur.
Km 61 : fin du troisième tour, en 6h22. Je me sens toujours bien. Les cinq kilomètres suivants vont être décisifs d’un point de vue psychologique, puisque je redoute un sérieux et soudain coup de moins bien après le soixantième kilomètre. Je repars doucement.
Km 65 : je suis dans le quatrième tour sur cinq. Je pointe à la Croix du Bac. Pas de coup de barre pour le moment. C’est à ce moment que se forme dans mon esprit la certitude que je terminerai ce cent-bornes. Ma progression est rythmée par la succession de 9 minutes de course puis 1 minute de marche. Ces micro-étapes réduisent mon horizon et les 100 kilomètres à des petits objectifs immédiatement concrets et réalisables. Il faut dire que les marques au sol sont quelquefois démoralisantes, en particuliers celles qui signalent 75km, 85 km, etc… Mon horizon visuel se réduit au faisceau de la frontale qui éclaire la ligne bleue du parcours. Je concentre toute mon attention sur cette ligne bleue qui me permet de garder le bon cap et d’éviter de me tromper aux nombreux embranchements rencontrés. Depuis maintenant six heures je cours seul, donc personne ne me guidera si je me trompe de chemin. A un croisement déjà, un bénévole m’avait rattrapé au moment où je ratais un virage, d’où ma décision de coller à la ligne bleue. Depuis au moins 25 kilomètres, je ne regarde plus du tout mon allure moyenne depuis le départ. Je suis passé en fait à une gestion du temps par tour de 19.4 km. Un tour accompli entre 2 heures et 2h05 me semble compatible avec une arrivée en environ 10h30. A chaque passage par la salle des sports, je refais un calcul rapide de mon temps d’arrivée probable, sauf pépin physique bien sûr.
Km 74 : dernier pointage du quatrième tour. J’ai du mal à y croire : tout va bien. Plus que 7 km avant le dernier passage à la salle des sports.
Km 81 : je pointe en 8h31. Il me reste 19.1 km. Je suis certain de finir, et même de finir en moins de 10h45. C’est loin de mon objectif initial de 10 heures, mais il faut savoir rester réaliste. En revanche, je n’ai aucune idée de mon classement à ce moment de la course. J’ignore également le nombre d’abandons. Je sais qu’un grand nombre de coureurs s’arrêtent après deux tours, ce qui correspond à la distance du marathon.
Km 83 : je démarre mon dernier tour. Sur le parcours, je rencontre de moins en moins de monde : marcheurs, cyclistes, ou coureurs. Parmi les coureurs que je dépasse, certains ne font plus que marcher. J’ai maintenant le sentiment d’accomplir un exploit, du moins un exploit à ma modeste mesure. Chaque pas me rapproche du succès, et je ne reviendrai pas sur le parcours. Je suis un peu ma propre voiture balai.
Km 84.9 : je pointe au double marathon, au ravitaillement de la Croix du Bac, en 8h58 (du moins je crois). Je m’autorise 1h45 pour parcourir les 15 derniers kilomètres. Je me ravitaille toujours de la même façon, en liquide uniquement depuis la mi-course. Dorénavant, je compte les ravitaillements restants : en sortant de celui de la Croix du Bac, il me reste 4 ravitos avant la ligne d’arrivée, dont un pointage au kilomètre 93. A chaque ravito, j’indique aux bénévoles que j’en suis à mon dernier tour : c’est pour moi une façon de fermer le chemin en quelque sorte derrière moi et de me convaincre que je vais y arriver.
Km 92 : le jour commence à se lever. J’attends encore un peu pour éteindre ma frontale. Sans elle, j’aurais été incapable de courir la nuit. Je découvrirai plus tard qu’Alain G et Stéphane M ont chacun couru sans frontale. Eux non plus n’avaient pas d’accompagnateur.
Km 93.33 : dernier pointage de la course, en 9h56. Je prends mon temps, demande la distance officielle pour me confirmer que je ne me trompe pas. Je repars doucement. Je suis certain d’accrocher les 10h45 maintenant. Je respecte toujours l’alternance marche-course. La transition de la course à la marche est pénible, et révèle mon état de fatigue générale. Depuis près de 8 heures maintenant, une douleur diffuse persiste dans mes épaules, plus précisément dans les trapèzes. La course ne fatigue pas que les jambes.
Km 96-99 : depuis le km 95, chaque kilomètre est marqué au sol. J’en ai marre. Il est temps que ca se termine. Après le dernier ravito, je suis rattrapé par un coureur et son accompagnateur. Je fais un peu le yoyo avec lui jusqu’à qu’au km 98, surtout à la faveur de mes portions marchées. Il parvient à accélérer un peu et me dépose vers le km 99. Je conserve mon allure et suis toujours la méthode Cyrano. Le chrono m’importe peu.
Km 99-100 : dans le dernier kilomètre, dans le village désert de Steenwerck, je saute la dernière portion de marche et cours jusqu’à la salle des sports. J’ai du mal à croire que je suis venu à bout des 100 km. L’entrée dans la salle des sports rend cette arrivée un peu plus solennelle. Je vérifie avec les bénévoles postés sur la ligne que j’ai bien terminé la distance complète avant de m’arrêter quelques mètres plus loin. Les quelques personnes présentes à cette heure matinale dans la salle des sports applaudissent. Le coureur qui m’a précédé est arrivé 45 secondes avant moi. Il s’étonne que j’aie réussi à terminer en 10h42 à ma première tentative sans accompagnateur. Il pense que je peux tomber sous les 10 heures avec un accompagnateur. Je n’y avais pas pensé du tout : un accompagnateur peut gérer le ravitaillement du coureur et lui épargner des arrêts aux tables. Un rapide calcul me montre que j’ai passé entre 30 et 40 minutes aux trente ravitaillements. A chaque passage dans la salle des sports, je me suis attardé environ deux minutes pour profiter de l’ambiance et pour me réchauffer un peu.
Immédiatement après l’arrivée, je m’affale sur une chaise dans la salle des sports, et je tente de récupérer. C’est la première fois que je m’assieds en plus de 11 heures. J’ai mal aux jambes, un peu comme à l’arrivée d’un marathon, mais en moins aigu. Je n’ai ni faim ni soif. Je commence à me refroidir. J’ai très peur de retirer mes chaussures et de constater les dégâts accumulés sur mes pieds. Au bout de vingt minutes, je me décide à récupérer mes affaires au vestiaire, et je demande à un kiné de me masser les jambes. Trois coureurs sont allongés sur les tables de massage, certains semblent dormir. Le kiné me fait retirer mes chaussures, et constate la présence d’ampoules énormes. Je n’ai pas mal, mais je n’ose même pas regarder. Il rafistole mes pieds comme il peut, en parant au plus pressé. Il me masse les jambes, et me préconise quelques mouvements immédiats pour retrouver ma capacité à plier les genoux. Pas de tendinite, à ma grande surprise.
Je me rends ensuite aux vestiaires pour me doucher. Je mets une bonne heure pour me déshabiller, me doucher et passer mes vêtements « civils ». Nous sommes plusieurs dans le vestiaire, et tous se meuvent très lentement, comptent leurs plaies et écoutent leurs douleurs. Je retourne dans la salle des sports et m’offre une bonne bière, comme après chaque marathon. Les résultats sont affichés, à mesure que les coureurs terminent, sur de grands panneaux. Je suis 19ième, en comptant les deux handisports. Mon classement final sera 16ième, en 10h42:44. Je constate une certaine densité entre 10h29 et 10h45, avec près de 6 coureurs qui finissent dans cette tranche de quinze minutes.
J’avise Alain G, arrivé second de la course du soir, en 8h57, à 6 minutes du vainqueur. Nous faisons un tour dans le village, à tout petits pas, comme deux très vieilles personnes. J’admire sa capacité à enchainer avec les 100 km de Vendée deux jours plus tard. Il me dit que j’ai bien géré ma course pour une première tentative sur la distance.
Un peu plus tard, une voiture de l’organisation me reconduit vers Bailleul, où je prendrai le train de 9h20 du matin vers Lille. Mon Eurostar est prévu pour beaucoup plus tard dans la journée : j’avais prévu large, au cas où je terminais en 15 ou 16 heures en mauvais état.
Je suis très satisfait de cette expérience. Contre toute attente, j’ai terminé en assez bon état. J’ai été capable de respecter le plan de course que je m’étais fixé, à savoir la méthode Cyrano. Je me suis alimenté continûment, du début à la fin. L’ambiance des 100 km de Steenwerck était très chaleureuse. Les bénévoles étaient charmants et aimables. J’ai aussi découvert une autre catégorie de coureurs, modestes et accessibles, bien loin de l’aspect « touristes » dont souffrent certains marathoniens. Bien entendu, j’ai déjà envie de retourner l’an prochain à Steenwerck, peut-être à nouveau pour la course de nuit, dont le principal avantage est de protéger des chaleurs du jour. Je ne pense pas courir un autre 100 km cette année. Enfin, on dit ça…